LA MEMOIRE EN MARCHE
Libre, fidèle et indépendante. Jetée au vent de l'espérance, contre l'oubli et pour demain...

Refus de témoigner

Ruth KLÜGER, un destin allemand

Un destin allemand pour cette jeune viennoise déportée à seulement 12 ans en compagnie de sa mère. Un destin allemand pour ce père, Viktor, médecin réfugié en Italie puis en France, qui disparaît finalement dans les griffes concentrationnaires nazies. Un destin allemand par les liens tissés avec l’Histoire et par ces retours inéluctables vers la matrice germanique des plus intimes souffrances. Un destin allemand enfin pour ce manuscrit, écrit dans la langue de Goethe et de Schiller, et dédiés aux "amis de Gottingen".

Le titre de l’ouvrage désarçonne. Il nous réveille par une claque dans le dos. Refus de témoigner ! Comment appréhender cette posture lorsque Ruth au bout de quelques pages nous emporte vers ses "stations". Theresienstadt: une fourmilière où il était impossible de tendre les bras devant soi sans toucher tous les autres. Auschwitz: "cet épouvantable hasard", où l’ultime espoir inhibe la volonté de révolte, et où seule la poésie donne encore à Ruth la force d’y croire. Christianstadt: où à 13 ans seulement, elle se voit assignée à un travail de titan dénué de sens, si ce n’est celui de la "déconstruction" de l’Homme.

Elle est ici cette posture dérangeante. Dans la critique déroutante des camps devenus musées, "générateurs de coupure entre autrefois et maintenant, entre les spectateurs d’aujourd’hui et les suppliciés d’hier". Comme si Ruth espérait voir un jour se lever, "le rideau de barbelés baissé sur les camps par le monde de l’aprés guerre". Ruth KLÜGER veut ici trouver les mots, inventer même le mot pour exprimer un lieu dans un temps. Un lieu à une certaine époque. Ni avant, ni aprés. Une dimension invisible qui conjuguée à l’espace, permet de s’approcher de ce qui fut vécu et souffert par toutes les victimes. Ce qu’elle nommera finalement ses "Timescapes". Parmi les victimes, il y eut le père. Un père absent bien avant les camps d’ailleurs. Elle l’imagine. On sait aujourd’hui que lorsqu’on ouvrait les chambres à gaz, les corps des enfants étaient toujours ceux de dessous. Alors Ruth devine. Elle voit son père "nu dans le gaz toxique, se débattant pour trouver une issue". Et elle s’interroge: "Est ce que mon père a marché sur des enfants comme moi au moment où il étouffait ?". Derrière cette vision, un précipice.

Mais la mort ne fut pas la mère de toute les douleurs, et la libération venue, le destin injecta sa propre dose de venin. Les viols collectifs, par des libérateurs venus de l’Est peu enclins à la nuance, emportant parfois dans leur vengeance les femmes juives tout juste échappées des chambres à gaz. L’impudeur des vainqueurs, et leur "voyeurisme sublimé", perçu en parallèle du plaisir des anciens bourreaux à photographier le visage de la mort. L’antisémitisme rampant, qui ne se dévoilerait plus au grand jour, mais qui poursuivrait longtemps encore sa condamnable besogne. La suspicion enfin vis à vis de ceux qui en étaient revenus, car comment était-ce possible d’en revenir, si c’était aussi terrible qu’ils voulaient bien le dire ?…

Et puis, il y eut New York. Une ville d’immigrants qui en 1947 ne mélange guère les torchons et les serviettes, mais qui ouvre les portes de ses collèges et de ses universités. New York et le dépassement de ce qui avait été. New York et le désir de continuer à vivre. New York et sa peinture, ce "bouillon chaud" que Ruth se voit offrir pour abattre "l’auréole de mort plannant au dessus des camps". A la place des "anti-musées qui ne parlent que de désintégration", la galerie Frick, et surtout le MOMA, abritant à cette époque un Guernica "réfugié". Refus de témoigner relève de la révolte. La révolte de Ruth KLÜGER contre son propre sort. Sa révolte aussi face à la frustration du témoignage impossible à partager, si ce n’est avec ceux qui traversèrent avec elle le même espace-temps. Et loin de placer le lecteur devant ses insuffisances, elle l’invite à l’exploit, au dépassement de sa propre condition et de sa propre exclusion. Et pour y parvenir une fois encore, comme à Auschwitz sur sa place d’appel, elle transcende les mots et les rimes dans un voyage inespéré. Sur le chemin que nous nous attacherions à suivre dorénavant, main dans la main, au côté de tous les témoins.

Nul ne m’a encore échappé, Personne ne sera épargné. Même ceux qui m’ont batie comme une tombe, Je les engloutirai eux aussi. Auschwitz est entre mes mains, Et tout sera brûlé. - La Cheminée (1944)

Refus de témoigner - Auteur: Ruth KLÜGER - Editions Viviane HAMY (1997)

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