La remontée des enfers
Cher Esteban, au détour de la toile* et sur les chemins de ma « Terre », le hasard qui n’en est pas vraiment un, nous le savons bien, m’a convié à un rendez-vous. Un rendez-vous avec vous. A vos côtés dans le village de Checa (Espagne), j’ai traversé votre enfance au cœur d’une famille paysanne aragonaise, harassée à survivre dans la poussière et dans l’effort. Dans vos yeux d’adolescent, j’ai lu l’injustice de la vie, vertigineuse et désespérante, préliminaire aux luttes des adultes. Avec la famille qui s’éloignait, une nouvelle vie démarrait alors. Un premier amour pour vous, une nouvelle peau pour l’Espagne. Une république qui nait dans la douleur et dans l’exaltation, « une blanche lueur à l’horizon symbolisant l’espoir ». A 19 ans à peine, vous m’avez révélé la force de vos convictions, confronté à un pouvoir figé et sourd aux plaintes des plus miséreux. Des convictions qui finalement seront emportées dans le tourbillon d’une guerre civile sans merci, annonciatrice du buché des valeurs qui embrasera le monde. Vous y avez démontré votre fidélité aux idées, malgré les sacrifices endurés, et votre solide courage, face à la haine et la violence. Dans ces années de faim et de combat, une nostalgie essentielle, revigorante et sauvage, presque viscérale, survécut aux épreuves. Son nom : la fiesta. Il était possible d’y connaitre le sang ou d’y découvrir l’amour. On y retrouvait les épaules des vieux, et les bras des amis. Dans tous les cas, on y comprenait d’où l’on venait, sans présumer de la direction que l’on prendrait. Puis il y eut la défaite, et la fuite vers la France, non sans douleur. Puis il y eut à nouveau le combat, loin de la patrie, mais contre le même ennemi. Alors à nouveau j’ai marché dans vos pas, rebelles à la soumission. Ce combat vous coutera cher : une arrestation sur dénonciation, une condamnation à mort, puis une déportation via Compiègne vers Neuengamme et Bergen Belsen. La mort, sure de son coup y prenait plusieurs visages, et elle vous attendait. Les mines et les bombes qu’il fallait désamorcer dans les rues de Hambourg. Les seringues en plein cœur plantées à la volée dans le mouroir de Bergen Belsen. Le choléra et le typhus, qui ne vous épargna pas, fauchant par bloc entier les camarades connus et inconnus. En apothéose pour vous, l’épreuve du Sonder kommando où chacun se demandait à chaque seconde, à chaque minute, si l’heure n’était pas venue pour soi de disparaître dans les suies de l’histoire.
Cher Esteban, il nous est parfois difficile d’apprécier à sa juste valeur la chance qui est la nôtre de vivre dans un pays libre. Certains témoignages, certaines trajectoires de vie possèdent cette vertu de placer nos consciences face à la dette insondable qui est la nôtre vis-à-vis de tous ceux qui se dressèrent comme vous face à l’inacceptable. Esteban, vous êtes l’un de ces défenseurs de nos libertés. L’histoire doit se souvenir de votre nom, comme de ceux de vos camarades. A vos côtés tout au long de ces pages, j’ai mesuré le respect que vous éprouviez pour vos racines (vos parents à Checa), la force de votre sentiment patriotique (l’Espagne n’est jamais oubliée), et l’abnégation qui animait votre quête d’idéal. J’ai enfin entendu une magnifique déclaration d’amour pour la vie et pour la liberté. Comment ne pas aimer la Liberté ? Comment ne pas vous aimer Esteban, vous qui l’aimez tant, cette liberté ? Par affection et pour conclure, je laisse mes mots s’effacer derrière vos paroles. Et de reprendre à mon compte, si vous m'y autorisez, le message que vous délivrez pour la France, d’une totale modernité, porteur de puissants symboles pour les citoyens du monde, et de lourdes responsabilités pour tous ceux qui vivent sur son sol : « … Et puisse la France conserver cette liberté, afin que tous les opprimés du monde continuent à tourner vers elle leurs regards chargés d’espoir ». Gracias Esteban.
*la découverte de cet ouvrage fut possible grâce à Didier Hays, lui-même auteur d’un blog retraçant la vie de son père, Xavier, durant la période de son engagement dans la résistance et de sa déportation. Un parcours dur, impressionnant, surtout compte tenu de l’âge de Xavier Hays au moment des faits. Rendez -vous sans hésiter sur le blog www.xavierhays.com
"Esteban Teruel ou la remontée des enfers " par Ernest Audigié - Editions du Cercle d'or (1978) -ISBN 2-7188-0989-2