LA MEMOIRE EN MARCHE
Libre, fidèle et indépendante. Jetée au vent de l'espérance, contre l'oubli et pour demain...

Torturés à vie

Couverture de "Torturés à vie" de E-G Desprat

«  Deux ans après mon retour, j’allais trouver le professeur Dufour pour lui dire :

-          Docteur, je ne peux plus vivre. Je souffre en permanence. J’ai mal partout : à la tête, aux pieds, à la colonne vertébrale, aux mains, dans les articulations…

Mr Dufour me prit par les épaules et, me tutoyant pour la première et la seule fois me cria :

-          Ecoute, quand on a pesé 32 kilos pour ta taille, quand on a eu 35,4 degrés de température et 5 de tension, on meurt et on fout la paix aux gens !

Puis les larmes aux yeux, il me serra dans ses bras :

-          Je vous demande pardon, je ne sais plus. Je voudrai vous aider, vous le méritez tellement. J’ai tout essayé. On vous a fait trop de mal, on a été trop cruel avec vous. Vous êtes marqués à jamais… Je ne peux pourtant pas vous donner des doses de cheval, ce serait dangereux.

-          Si ! Donnez-moi des remèdes très forts. Je ne pourrais pas continuer comme cela.

Le professeur augmenta les calmants dans des doses raisonnables. Toutefois, j’avais été très impressionné par ses larmes. Je pris l’habitude de vivre avec mes maux ».

Edmond-Gabriel DESPRAT est arrêté par la Gestapo le 4 juillet 1944 à LYON, victime d’une dénonciation. Interrogé par Klaus Barbie en personne, il survit toutefois aux tortures que lui infligent les policiers français. Ne cédant rien, il est d’abord incarcéré dans la prison de Montluc, rejoint fin juillet le camp de Compiègne, puis est déporté vers le camp de Neuengamme en Allemagne. Après un très court séjour dans le camp principal, il est affecté au kommando de la Kriegsmarine situé à Brême. Constituant une main d’œuvre corvéable à merci, les déportés y sont condamnés à édifier, au milieu d’autres catégories de travailleurs, un bunker en béton armé destiné à abriter les sous-marins allemands pour leurs opérations de maintenance et de réparation. Il sera rendu inutilisable par un bombardement de grande ampleur de l’aviation alliée le 30 mars 1945. Ce sont les troupes britanniques qui libérèrent E-G DESPRAT et ses camarades dans le camp-mouroir de Sandbostel fin avril 1945.

Avec la rédaction de son ouvrage, Edmond-Gabriel DESPRAT a comblé en quelque sorte une lacune dans son travail de mémoire, en utilisant l’outil essentiel au journaliste qu’il était devenu après la guerre, à savoir l’écriture. Pendant de nombreuses années après sa déportation, il avait certainement imaginé que la seule présence des survivants sonnerait comme autant d’avertissements vis-à-vis des erreurs passées. Qu’en étant physiquement revenus et en défendant les valeurs fondatrices des serments prononcés lors de la libération des camps, la mémoire ferait son chemin, et constituerait un garde-fou face aux délires idéologiques. Malheureusement il n’en fut rien. Une chape de silence s’était abattue sur eux, et la route jusqu’à la reconnaissance s’était annoncée bien plus longue que prévu. Il se mit donc en quête d’autres moyens pour porter haut le témoignage dont il était dépositaire. L’écrit était l’une de ces pistes. Il se mit au travail, mais seulement près d’un demi-siècle après la tragédie.

Et tout autant que le contenu de son témoignage, brutal dans les faits rapportés (tels que le cannibalisme dans le camp de Sandbostel) mais tout aussi ardent et porteur d’espérance à l’approche des jours nouveaux (lorsque l’on pouvait entre déportés s’interdire de mourir dans l’espoir de gouter à la liberté), c’est l’évocation des difficultés rencontrées au retour, liées bien sur aux problèmes de santé (qui continuaient à faucher les rescapés par centaines) mais aussi liées à la réintégration chaotique des déportés dans une société qui voulait pour le moment profiter du seul bonheur de la victoire, qui donne tout son sens à la parole d’Edmond-Gabriel DESPRAT. C’est cette projection qu’exprime avec clairvoyance, mais certainement aussi avec amertume, le titre de cet ouvrage. « Torturés à vie » place l’épreuve subie par les déportés sur une échelle de temps sans fin. Parce que cette souffrance, indicible et récurrente, est parvenue à toucher les proches, les parents, les conjoints, jusqu’à traverser les générations, et suivre le sillon de la vie. Jusqu’à nous aujourd’hui, dans nos choix de citoyens, moraux ou idéologiques, jusqu’à même atteindre l’Homme tout court et sa conscience, puisque ce n’était pas seulement le communiste, le résistant, le juif ou le non-juif que le Nazisme se proposait de soumettre à sa botte et sa cravache, c’était l’Homme en nous, celui d’hier, d’aujourd’hui et de demain, qu’il se rêvait de mater.

Torturés à vie par E-G DESPRAT – Préface de Pierre TRUCHE – Avril 2003 (4ème édition) – ISBN : 2-9519915-1-7 (illustration de la couverture : André TAJANA)

Il faut noter que l’épouse d’E-G DESPRAT a relaté son propre parcours d’épouse de déporté sous le titre suivant : « Femme de déporté, l’autre souffrance », un témoignage rare sur le rôle du conjoint dans la réinsertion des rescapés.

Femme de déporté, l'autre souffrance - Mad DESPRAT - Avril 2003 - ISBN 2-9519915-0-9

 

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