LA MEMOIRE EN MARCHE
Libre, fidèle et indépendante. Jetée au vent de l'espérance, contre l'oubli et pour demain...

Cellule 114

« L’important est d’admettre que l’autre peut avoir raison et que de toutes façons, il n’est pas obligé de raisonner comme nous. Ce qui est essentiel, c’est la bonne foi. La bonne foi qui ouvre la porte à la tolérance ; la tolérance qui conduit à la justice, et la justice au respect de ce qui doit être sacré pour tous : le vie humaine ».

 

couverture cellule 114

Membre du réseau de renseignement Marco Polo, Charles Spitz est arrêté à Lyon le 19 novembre 1943 au motif d’activités de sabotage et d’espionnage. Incarcéré à la prison du Fort Montluc, précisément dans la cellule 114, il est  loin de se douter du parcours qui sera le sien, de Montluc à Compiègne, de Buchenwald à Dora, pour s’achever enfin à Bergen Belsen. D’ailleurs, les occupants de cette cellule plaisantent en imaginant relater un jour dans un ouvrage leurs pérégrinations « pénitentiaires », l’un d’entre eux proposant même un titre original pour ce récit, « Cellule 114 ». Quatre années plus tard, ce sera donc celui-ci qu’utilisera Charles Spitz pour son propre témoignage, un témoignage qui aurait pu être écrit par chacun des prisonniers de la cellule 114.

Le manuscrit de Charles Spitz a donc été rédigé dans l’immédiat après-guerre, dans l’unique objectif de raconter à ses enfants la tragédie qu’il venait de traverser, en s’attachant à de nombreux détails, et en balisant son texte par de nombreux points de repère, afin de ne jamais prêter le flanc à la contestation. De ce fait, le récit s’enrichit d’évènements parfois peu connus, et d’anecdotes si souvent tragiques mais tout autant représentatives de l’univers concentrationnaire. Charles Spitz ne nous ménage pas et ne nous épargne rien. Lire son récit sous-entend que de fait, nous nous soumettrons à la dureté des faits, et que nous ne nous détournerons pas de la réalité à voir et à vivre en face.

  Portail entrée Buchenwald

Buchenwald: portail d'entrée.

Ainsi à ses côtés, nous partageons  le choc du premier appel à Buchenwald,  ne sachant réellement s’il fallait sourire ou s’inquiéter de l’incurie de Léo, le chef Stubendienst, incapable de compter les prisonniers de son bloc, mais tellement prompt à frapper et frapper encore, pour masquer son inefficacité. Au point de transformer en véritable jeu de domino les chambrées alignées tant bien que mal, abruties et anéanties par les évènements de cette journée insensée.

Aussi tragicomique dans sa description, la séance de « vaccination » réservée au bloc de Charles Spitz. « On aurait cru assister à une scène de Molière ! Dans les seringues, un liquide jaunâtre. On n’a jamais su ce que c’était. On allait nous vacciner. Chaque infirmier devait vacciner 160 hommes ! … Avec la même aiguille ! Vacciner contre quoi ? Je l’ignore encore ! (…) Quand ils arrivaient à la moitié de la colonne, je pense que l’aiguille était passablement émoussée et la séance tournait à la boucherie ! Toutes les poitrines étaient ensanglantées… »

Quelques pages plus loin, le lecteur devine le destin qui se profile pour Charles Spitz. Un destin annoncé par une rencontre au Revier,  l’infirmerie, avec un champenois gravement malade : « Moi, je suis un vingt et un mille, je viens de Dora. Autant te dire que je viens de l’Enfer. Va n’importe où mais tache de ne jamais aller à Dora, on n’en revient pas. Tout ce qui revient de là bas, c’est les morts dans les camions qui sont brulés ici, parce que le crématoire de Dora ne peut consommer tous les morts… ». Quelques temps plus tard, son sens de la camaraderie amènera Charles Spitz à faire le forcing auprès du Schreiber de son bloc pour partir dans le même transport que ses camarades. Partir avec eux coute que coute. Le Schreiber se laisse convaincre. Jusqu’au dernier mètre de voie ferrée, ils ignorent tous la destination de ce transport. En fait….Dora !

 

                          Dora, Dora, mangeur de vie, au nom maudit

                          Creusé dans la souffrance et cimenté de sang

                          Tu peux brûler nos corps réduits au même rang

                          Ta cruauté d’enfer n’aura pas nos esprits

      Jean Paul Renard (1944)

 

Tunnel de Dora - dessin de Maurice de la Pintière

Dora se résume avant tout à la folie de son tunnel : « On travaillait dans une atmosphère démentielle. Brusquement,  il fallait poser pelle et pioche, et pendant une heure charrier les wagonnets de déblais, puis pousser des wagons vers la sortie, revenir avec des sacs de ciment sur le dos,  retourner avec des câbles ou des caisses, se remettre à creuser, dans la poussière aveuglante, le bruit, les coups, les injures, dans un va et vient désordonné, comme des marionnettes dont un fou, à force de tirer dessus aurait emmêlé les ficelles… ». Mais c’est aussi Dora qui offrira à Charles Spitz une incroyable rencontre en la personne d’Yvan, un russe affecté au kommando  Hundwinger, chargé du nettoyage des cabanes de chiens. Pendant plusieurs jours, Yvan détournera les biscuits pour chiens pour fournir une sorte de soupe à quelques « bénéficiaires » dans son entourage, jusqu’à se faire repérer …et disparaître en fumée. Charles Spitz mesurera plus tard l’importance de cette aide inattendue et totalement désintéressée, comme il mesurera aussi à Dora la force de l’amitié, en particulier avec celui qu’il surnommera  « Mo », le matricule 31 115, à savoir Maurice de la Pintière, qui survivra à la déportation au coté de Charles Spitz et délivrera un témoignage pictural de grande valeur sur les conditions de vie à Dora.

 

 Dans le tunnel de Dora 

Dora: vestiges du tunnel...

 

Dans son ouvrage, malgré la permanence d’une violence sans borne, Charles Spitz parvient à mettre l’accent sur une improbable humanité sauvée au cœur de l’animal qui menaçait de prendre le dessus sur chacun d’entre eux. A de multiples occasions, il y eut de la place pour de la compassion, comme par exemple à l’égard des italiens enfermés dans un bloc à part. Il s’agissait des soldats de l’armée du Maréchal Badoglio qui en 1943 s’étaient opposés aux fascistes. Ils étaient les seuls à ne pas porter de tenues rayées, affublés jusqu’au bout de leurs uniformes. Arrivés par milliers, victimes de l’hiver 1943 et d’un régime de harcèlement permanent de la part des SS et également de certains déportés russes et polonais, il n’en restait plus que quelques dizaines lorsque Charles Spitz les découvrit. Il eut par ailleurs la chance de ne pas être seul et de pouvoir s’appuyer sur ses camarades. Ensemble, ils purent alors entretenir l’idée d’une résistance intérieure possiblement victorieuse. Ensemble ils surent protéger l’espoir d’une issue chanceuse, en s’accrochant à celui d’une meilleure vie à vivre plus tard. Cependant trop nombreux furent ceux pour qui le chemin demeura incertain, et surtout trop long jusqu’à Bergen Belsen, le camp dans lequel Charles Spitz fut transféré puis libéré le 15 avril 1945.

 

Bergen Belsen 3110-1

 

La vie de Charles Spitz comme pour beaucoup d’autres n’a finalement tenu qu’à un fil, une rencontre, en réalité des retrouvailles avec Alfred, un français arrivé à Buchenwald par le même convoi, dont le réseau de connaissances dans le camp l’autorisa  à mettre Charles dans un bloc moins exposé. A partir de là, comprenant la chance inouïe qui était la sienne, il décida à ses risques et périls de faire bénéficier quelques camarades de facilités relatives mais salvatrices dans un tel univers. Il pressentit également les injustices futures, les décès par manque de soin et les assassinats au hasard. Instinctivement il fit acte de témoignage avant même d’être libre, en mémorisant les visages, les noms, les matricules. Ces mêmes noms et ces mêmes matricules qui dans les dernières pages du livre humanisent la mémoire de la déportation. Pour nombre d’entre eux, ces camarades perdus étaient de la cellule 114 du Fort Montluc.

 

Et de conclure ainsi son récit, livré aux fantômes du passé et aux générations de demain : « Mon histoire s’arrête là. Après maints appels téléphoniques, j’ai appris avec certitude que Noir n’avait pas survécu. J’ai entendu encore longtemps sa voix qui me disait dans mes cauchemars – Je vais rejoindre les copains de la 114, grouille-toi d’écrire ton histoire comme tu l’as promis et viens nous rejoindre.

J’ai tenu ma promesse, j’ai raconté notre histoire, pour eux. Plus heureux qu’eux, je tarde à les rejoindre… ».

Cellule 114 par Charles Spitz - Editions Le Soutien par le Livre - 1988  
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