Vous parlerez pour nous
Aux jeunes (2007)
Bientôt, vous parlerez pour nous. Oui, vous.
Alors, soyez prudents
Le mal est assez grand
Le mal est assez fou
Pour ne le point enfler.
Bientôt, vous parlerez pour nous. Oui, vous.
Ce n’est plus avec insouciance
Que vous pourrez nous raconter
Je vous fais toute confiance
Je sais que vous le comprenez.
Bientôt, vous parlerez pour nous. Oui, vous
Car vous devez parler
Le mal fut assez grand
Le mal fut assez fou
Pour ne rien occulter.
Bientôt, vous parlerez pour nous. Oui, vous.
On ne doit pas nous oublier
Nous les témoins d’une souffrance
Démesurée, et hors du temps
Et d’une douleur si intense…
Il faut que vous parliez pour vous, oui, vous
Au nom des âmes bafouées
Et meurtries par cette démence
Au nom des êtres enchainés
Et pour que rien ne recommence
Bientôt vous parlerez pour vous. Pour vous !
Fille de prisonnier de guerre, Francine a 8 ans et demi lorsqu’elle est arrêtée en tentant avec sa mère de franchir la ligne de démarcation, à La Rochefoucauld, en Charente, le 26 juillet 1942. Toutes les deux démarrent alors un parcours d’internement des plus « fournis ». C’est d’abord la prison d’Angoulême qui les accueillent. L’environnement est dors et déjà tragique pour la petite juive qui écoute les champs patriotiques s’élever des quartiers où sont enfermés les fusillés du lendemain. Puis elles prennent la direction du camp de Poitiers où sont enfermés Juifs et Tsiganes. Les conditions de vie y sont pour le moins dégradées. Puis après quelques jours, on les envoie en wagon à bestiaux dans le camp de Drancy. La maltraitance y est quotidienne, y compris pour les enfants. Aucune attention particulière ne leur est portée. Par la suite, Francine suivra sa mère dans le camp de Pithiviers (3 semaines), Beaune-La-Rolande (9 mois) pour rejoindre à nouveau Drancy qu’elle quittera le 2 mai 1944. Bénéficiant du statut spécial de fille de prisonnier de guerre, elle ne prend pas alors la funeste destination du camp d’Auschwitz. Sa mère et elle-même partent pour le camp de Bergen Belsen dont elles réchapperont.
Bergen Belsen - The House of silence (2010 - Michel C.)
Francine Christophe s’est consacrée au travail d’écriture mémoriel, jusqu’à l’adaptation au théâtre de son ouvrage majeur, « Une petite fille privilégiée » publiée chez L’Harmattan en 1997, couronné du Prix littéraire des Ecrivains combattants (France Mutualiste). Nous aurions pu d’ailleurs évoquer ce récit dans ce blog. Un point cependant nous a porté à mettre en avant le recueil « Vous parlerez de nous ». La création poétique sur le thème des camps est importante, qu’elle soit concentrationnaire, c'est-à-dire rédigée dans la période d’enfermement, ou post-concentrationnaire, après le retour. Rares cependant sont les témoignages construits par cette l’utilisation unique de l’écriture poétique. Cet ouvrage en est un exemple puissant. Puissant du fait d’une technique que l’on devine maitrisée par l’auteur. Puissant surtout par la prouesse mémorielle de cette écriture qui parvient à nous transporter sur un terrain « inenvisagé » mais pleinement humain. La prouesse est ici, dans le fait d’amener le lecteur sur une terre inconnue, où enfin, le témoin parvient à abattre les barrières qui le séparent de l’observateur. Celui-ci bénéficie alors d’une chance unique, communiant dans cette expression artistique avec l’humanité profonde du témoignage. C’est là que très souvent l’expression du témoignage trouve sa limite. Là que le rescapé ressent la frustration du discours indicible, par défaut de mots, par inintelligibilité de son discours, si terrible, tellement impensable. A cette réussite, Francine Christophe associe la modernité de la forme et du fond. La modernité de la forme puisqu’elle associe chacun de ses poèmes à une question posée par l’un des nombreux enfants venus assister à ses conférences. La modernité du fond, car elle ne fait nullement dans l’introspection, ou le désespoir. Non, elle se tourne vers demain et ceux qui le bâtiront, en leur martelant telle une injonction morale : « Bientôt, vous parlerez pour VOUS ! »
Si tu dis ça, qui te croira ?
Lorsque j’avais 12 ans, pas plus,
J’essayais bien de formuler
Les horreurs qui m’avaient marquée.
On me regardait, incrédule
Pour un peu, j’étais ridicule.
C’est alors que j’ai clos ma bouche
Et je me jetais sur ma couche
Hoquetant, étouffant, râlant
Avec mes sanglots refoulant
La vérité, la vérité, la vérité.
Le plus grand crime de tous les temps.
« Vous parlerez pour nous, poèmes concentrationnaires » de Francine Christophe – L’Harmattan (2012) – ISBN : 978-2-296-13594-9