Quand Satan régnait
« Nous voilà revenus, véritables miraculés des camps de la Mort. Dans notre regard se lit la tristesse que le temps même ne saura guérir. A notre retour, le monde se serait mis à genoux pour nous plaindre. Pourtant nous n’en demandions pas tant. Nous avions foi en un avenir meilleur, non pour nous mais pour l’humanité entière, cette humanité pour laquelle nous avions combattu.
On oublie déjà les sacrifices librement consentis. Pour la plupart, Buchenwald, Ravensbrück, Dora, Dachau, Auschwitz sont des noms vides de sens. Pas pour nous. L’émotion nous étreint lorsque nous nous remémorons tel ou tel camarade qui fut la proie du crématoire.
Depuis notre retour, nous avons essayé de reprendre le courant de la vie quotidienne. Mais notre réadaptation n’est que factice. Nous qui avons joué avec la Mort, nous qui avons subi les pires tortures dans les camps d’extermination, nous sommes comme des étrangers. De notre terrible aventure, nous avons ramené un goût étrange qui nous rend solitaires, nous avons ramené un gout plus acre de la vie. Dans les bagnes nazis, nous avons vu toutes les conventions sociales disparaitre et nous avons découvert, derrière le personnage, l’homme, et c’est le drame de notre retour.
Nous avons modifié l’échelle des valeurs humaines et nous sommes rentrés avec un nouveau système d’appréciation. Nous ne parlons pas comme les autres et le langage que nous entendons sonne faux à nos oreilles. Nous nous refusons à l’hypocrisie vis-à-vis de nous-mêmes. La structure du monde nous choque car elle est fausse, tant au point de vue économique que social et politique.
La vie nous a tous repris plus ou moins, et si nous ne plions pas devant certaines conventions sociales, nous ne pourrons pas vivre. Cependant ce que nous désirons c’est la libre disposition de nous-mêmes. Nous pensons que nous tenons notre vie d’un miracle. Nous supportons les entraves à notre liberté d’action si nous les avons librement consenties, mais nous n’acceptons pas la moindre brimade et tant que parmi certains d’entre nous subsistera cette vie morale libre, le sacrifice de nos camarades ne sera pas vain. »
Jean REBOUR est né le 18 novembre 1920 à Saint Just des Marais (60) . Il a été arrêté le 9 juillet 1943. D’abord incarcéré au camp de Compiègne (60), il prend la direction du camp de concentration de Buchenwald par convoi ferré le 28 octobre 1943. Il y reçoit le matricule 31172. Il sera transféré par la suite dans le camp de DORA. Il sera finalement libéré dans le camp de Bergen-Belsen le 15 avril 1945.
Quand Satan régnait de Jean Rebour – Editions ICA Beauvais (1947)