La maison des mortes
« Encore si faibles et déjà si fortes, voici les premières survivantes ! Celles que nous ne connaissions pas nous apparaissent comme les messagères d’un au-delà, comme les ambassadrices de nos mortes et de nos morts.
Mais le premier visage aperçu est aussi un visage reconnu. « C’est elle ! Denise … » Heureux qui peut comme nous, pousser ce cri et libérer ses larmes ! Heureux qui peut presser ces haillons entre ses bras ! Car il a retrouvé plus encore qu’une amie, qu’une sœur, qu’une femme, même qu’une mère. Plus encore qu’une chaleur humaine : une chaleur surhumaine.
Pourquoi sont-elles si belles, toutes ces femmes épuisées ? Pourquoi les plus vieillies sont-elles si jeunes ? Les plus cassées, si droites ? Ce n’est pas encore le bonheur qui les renouvelle. On dirait même qu’il leur fait peur. L’impossible vient à peine de s’accomplir. Elles osent tout juste y croire et ne commencent à le gouter qu’en tremblant. Ouvrir les yeux sur Paris, se dire qu’on a le droit de le regarder, s’attarder sur le reflet des pierres et sur la paix du ciel : c’est une épreuve quand on sort de l’enfer, où l’on a, pendant des mois implacables comme l’éternité, redouté de s’attendrir sur un visage humain ou une pensée humaine, sur le souvenir d’un vers, d’une phrase musicale ou d’un tableau, sur tout ce qui vous aurait rappelé le paradis perdu. Car, même dans les plus affreux tourments, la pire torture est encore celle que l’on s’inflige à soi-même.
D’où vient-elle donc, cette beauté qui les a toutes marquées plus profondément que la souffrance ? Sans doute de ce qu’elles avaient accepté la souffrance et assumé le martyre. Elles en gardent pour toujours, comme un trésor, cette flamme dans leurs yeux fatigués qui ne traversera jamais le regard du plus robuste s’il n’a pas côtoyé, de son plein gré et par son libre choix, l’abîme de la douleur. S’il n’a pas été fort de cette solitude, peuplée par la peine de tous les hommes… »
Préface rédigée par Maurice Schumann
Denise Dufournier est née le 10 janvier 1915 à Paris. Déportée au départ du camp de Compiègne le 31 janvier 1944, elle arrive dans le camp de concentration de Ravensbrück, où on lui attribue le matricule 27389. Elle fera partie du contingent des déportées françaises libérées à la frontière germano-suisse le 9 avril 1945 grâce à l’intervention de la Croix Rouge. Elle nous ouvre ses mémoires dans La maison des mortes par cette dédicace : « A la France et à toutes mes compagnes de Ravensbrück qui sont mortes à son service ».
La maison des mortes, de Denise Dufournier, Editions Hachette (1945)