LA MEMOIRE EN MARCHE
Libre, fidèle et indépendante. Jetée au vent de l'espérance, contre l'oubli et pour demain...

BABI YAR

« C’est donc par la littérature que la brèche est ouverte. On attend qu’y soit donnée à voir et à comprendre la réalité du monde tel qu’il est et tel qu’il a été. Ce fut donc la littérature qui tint lieu d’agora, de seul espace possible où dire la vérité, ou du moins le tenter, face à l’oppression. Et c’est dans la foulée du célébrissime Un jour de la vie d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne qu’Anatoli Kouznetsov, lui même témoin des événements, prépara l’ouvrage destiné à rompre un tabou d’Etat, ce silence imposé sur ce que le peuple juif a subi pendant la guerre, de façon spécifique, et dans son entier ».

Comme le précise Annie Epelboin, préfaçeuse du livre, « ce que désigne Auschwitz, symbole de la Catastrophe pour les occidentaux, porte à l’est le nom d’un autre lieu, Babi Yar ou « ravin des bonnes femmes ». Un ravin de la banlieue de KIEV qui fut le lieu en 1941 de l’anéantissement par les nazis de la population juive de la ville, dans sa quasi totalité. Mais pas seulement puisque durant les deux années qui suivirent, y furent abattus ou enterrés vivants, les Tziganes, les partisans, les malades mentaux, les prisonniers de guerre et tous les habitants de Kiev victimes de rafles ou de dénonciation que le destin vouait à une disparition sans trace ni mémoire.

« A gauche il y avait la paroi, à droite c’était le vide, et la saillie avait sans doute été creusée spécialement en vue de la fusillade. Elle était si étroite qu’en marchant dessus, les gens se plaquaient instinctivement contre la paroi sablonneuse pour ne pas tomber. Dina jeta un regard en bas, et elle sentit la tête lui tourner, tant cela lui parut profond (…) Du côté opposé à la carrière, elle eut le temps d’apercevoir des mitrailleuses en position de tir ainsi que des soldats allemands. Ils entretenaient un feu de bois sur lequel, semblait-il, ils faisaient chauffer du café. Lorsque toute la file fut arrivée sur la saillie, l’un des Allemands s’écarta du feu, saisit sa mitrailleuse et se mit à tirer. Plus qu’elle ne les vit, Dina sentit les corps tomber et la trajectoire des balles s’approcher d’elle. Une idée lui traversa l’esprit. A présent, ça va être moi ! et sans attendre, elle serra les poings et se précipita dans le vide. La chute dura une éternité. En touchant le sol, elle ne sentit ni choc ni douleur. Elle fut d’abord inondée de sang tiède, le sang coulant sur son visage comme si elle était tombée dans une baignoire remplie de sang. Elle gisait les bras en croix, les yeux clos ».

Né en 1929, Anatoli Kouznetsov a bâti son ouvrage à partir des faits qu’il a consigné lui même en secret pendant deux années, en observant les nazis qui occupaient Kiev, sa ville natale.  Babi Yar possède ainsi une tonalité de vérité et de puissance propre aux seuls récits des témoins rescapés. C’est en 1965 que l’auteur tente de publier son ouvrage, publication qui ne verra finalement le jour que dans une version censurée et donc « révisée » par le pouvoir soviétique, les "camarades censeurs haut placés" s’attachant à bannir tout ce qui aurait pu porter la moindre atteinte à l’image de Staline, de l’Armée rouge et d’une manière générale à l’image soviétique. La version publiée chez Robert Laffont en 2011 présente un intérêt historique et littéraire supplémentaire car dans la même publication apparait la version « atténuée » qui vit le jour en 1966 à laquelle l’auteur a réintégré les parties supprimées par la censure, qu’il a plus tard remodelé et complété en 1967 et 1970.

Mondialement connu, le livre d’Anatoli Kouznetsov percute le lecteur d’aujourd’hui sans la moindre concession à la vérité, d’autant plus que les bruits de bottes viennent de resurgir dans cette même région de l’Europe. Beaucoup avaient cru éloigné le spectre des armes et des violences sur notre continent. Les évènements du début d’année 2022 ont apporté la preuve qu’il n’en était rien. Nous n’avons malheureusement pas su tenir compte des avertissements du passé, nous n’en avons tiré aucune leçon. Anatoli Kouznetsov était en ce sens un lanceur d’alerte au même titre que le furent dès 1956  Alain Resnais et Jean Cayrol avec leur Nuit et Brouillard. Voici ses mots prémonitoires :

« Je n’ai pas écrit ce livre pour raconter des histoires d’hier. C’est d’aujourd’hui que je vous parle et le récit de l’occupation de Kiev, dont le hasard m’a fait le témoin, n’est là que pour étayer mon propos. car des faits semblables se produisent aujourd’hui sur notre planète, et rien, absolument rien ne garantit qu’ils ne se produiront pas demain, sous des formes encore plus sinistres. Le monde n’a rien appris. Le monde s’est assombri. Il se peuple d’automates programmés qui sont prêts, le regard inspiré, à tirer sur toute cible que leur désigneront leurs chefs, à piétiner tout sol sur lequel ils les enverront. Quant aux armes qu’ils détiennent, rien qu’y penser fait peur ».

Babi Yar d’Anatoli Kouznetsov – Editions Robert Laffont (2011) – ISBN 978-2-221-12703-02

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