La mémoire dans la peau
La prise en compte administrative du déporté nouvellement arrivé dans le camp est encadrée par un certain nombre de règles et d’étapes. Dès les premières heures, le système concentrationnaire s’attache à faire disparaître tout lien avec une vie antérieure dans l’humiliation la plus totale. Avec le déshabillage du déporté démarre le processus de désindividualisation. Dépouillé de ses ultimes effets personnels et totalement nu, le détenu est fouillé, rasé, douché, désinfecté puis habillé avec un pyjama rayé de bagnard. Lui est alors attribué en guise de nouvelle identité un numéro matricule affiché sur la veste et le pantalon de sa tenue qu’il devra savoir entendre et énoncer en toutes circonstances
L’enregistrement se poursuit par la réalisation d’un portrait signalétique qui complète la fiche d’identification du détenu. Cette mission est dévolue au Service de l’identification qui se charge de la prise de vue, du développement et de l’archivage de ces clichés.
Auschwitz prévoit une étape supplémentaire dans le processus de déshumanisation : le tatouage du matricule dans la chair même du déporté. Dans un souci de discipline administrative, le commandement du camp pour faciliter le décompte des décès toujours plus nombreux institua initialement l’obligation d’écrire le matricule directement sur le cadavre des déportés. Mais à compter de la fin de l’année 1941, une pratique bien plus agressive est mise en place, sur les vivants. Le matricule se présente sous forme d’une plaque sur laquelle les chiffres sont signifiés par des aiguilles. Il reste alors à appliquer violemment cette plaque sur le thorax du détenu, et à projeter ensuite le colorant sur la peau tailladée par les aiguilles. Les prisonniers de guerre russes et polonais furent les premières victimes de cette technique qui par la suite fut modifiée. Après le printemps 1942, les chiffres sont tatoués séparément et manuellement par une série de piqûres à l’aiguille sur l’avant-bras gauche, ceci pour la seule population juive présente dans le complexe d’Auschwitz. Mais début 1943, cette technique est généralisée à l’ensemble des détenus, à l’exception des Allemands.
Paradoxalement, le fait d’être tatoué à Auschwitz équivalait à un passeport pour la survie, aussi incertaine fut-elle. Car pour les autres, le destin le plus immédiat qui soit les guiderait vers la chambre à gaz, aussitôt la première sélection effectuée. Ce tatouage n’en restait pas moins un signe d’appartenance à une catégorie d’individus que les Nazis ne voyaient plus comme des êtres humains.
Peu nombreux furent les rescapés qui décidèrent de se faire retirer ces tatouages. Incrustés dans leurs chairs meurtries, ils conféraient de fait à ces derniers un statut particulier vis-à-vis de ceux qui furent assassinés dans les camps. Dépositaires de cette mémoire « encrée », ils deviendraient ainsi les instruments de lutte contre l’oubli et le négationnisme.