Sans fleurs ni couronnes
"Il y a pour tout homme, quel qu'il soit, un moment où il doit choisir entre la vérité et l'erreur. Aujourd'hui nous devons choisir entre le soleil et le sang (...), entre la servitude et la liberté. Oui, l'oubli désarme les hommes. Et le combat n'est pas fini pour qui veut la victoire d'une paix humaine. A chaque page de ce livre, je vois des armes luisantes, luisantes des flammes de l'esprit, les armes mêmes de l'espoir, les armes vraies de l'homme". Léon Moussinac (1890-1964), écrivain, journaliste, critique de cinéma, résistant communiste.
Odette Elina (1910-1991), éduquée dans une famille juive, est une écrivaine et peintre française. Très tôt, elle rejoint les mouvements de la résistance communiste, chargée en 1940 de la liaison entre plusieurs écrivains engagés de la zone sud tels que Mauriac et Aragon. Elle échappe en 1943 à l'arrestation sur dénonciation de sa famille, ses parents et son frère qui seront déportés et assassinés à Auschwitz. Arrêtée par la Gestapo le 20 avril 1944 au cours d'une mission à Paris, elle est torturée puis déportée à Auschwitz par le convoi n° 72 du 29 avril 1944.
Sans fleurs ni couronnes est son livre-témoignage. Publié la première fois en 1948, il est conçu comme un kaléidoscope d'instants concentrationnaires adossés parfois à des rencontres inoubliables, parfois à des sentiments impérieux de violence et de désespoir, toujours ancrés dans la réalité crue du camp. La seule vérité qui soit jusqu'à ce que l'épreuve soit achevée, morte ou libre. Le sentiment d'authenticité et de vérité du l'ouvrage provient à la fois des 13 dessins originaux signés de l'auteur, mais davantage encore des inoubliables portraits de ses compagnes en enfer. En voici un, extrait du livre, celui de Hella.
"Elle n'était pas belle, avec son nez lourd, ses yeux plutôt ternes, sa structure robuste, inélégante. Intelligente, mais sans aucune séduction particulière.
Simplement elle était mon amie.
Nous nous étions rencontrées une fois avant la déportation et avions échangé quelques paroles. Je n'avais d'ailleurs éprouvé pour elle aucune sympathie spéciale. C'est le premier soir, dans la salle de douches, qu'Hella me reconnut et s'approcha de moi. A partir de ce moment, comme par un accord tacite, nous avons formé étroitement équipe. Elle me connaissait à peine depuis deux heures, qu'elle volait pour moi une blouse en loques : « Prends-la, me dit-elle, tu as plus froid que moi. » Cela paraît ridicule, mais quelle signification avait ce geste et combien ce lambeau de satinette me fut précieux, quand à peu près rien d'autre ne me protégeait de la bise aigre des matins.
Hella était née en Pologne, de père juif et de mère catholique. Elle habitait la France depuis cinq ans. C'est à Montpellier, où elle achevait ses études de médecine, qu'elle fut arrêtée. Cette petite Polonaise parlait le français avec une rare perfection et connaissait fort bien notre littérature. Elle avait seulement vingt-trois ans, mais une maturité d'esprit qui me semblait bien au-dessus de son âge. Nous travaillions ensemble, ensemble nous avions froid, ensemble nous souffrions. Je lui donnais du pain, car elle avait plus faim que moi. Le soir, avec patience, elle pansait mes plaies. Je lui racontais ce qu'avait été notre travail clandestin et m'excitais au souvenir de mille détails, j'étais heureuse de la voir s'y intéresser passionnément.
À cette époque, les seuls moments où j'eusse conscience de ma dignité étaient ceux pendant lesquels je parlais du « boulot ». À présent, je me rends compte que je dois à Hella beaucoup de mon courage : je tenais intensément à son estime et voulais rester, en face d'elle, quelqu'un de fort. La décevoir eût été détruire un des rares sentiments affectifs que j'éprouvais.
Hella avait eu plusieurs fois l'occasion d'entrer comme médecin dans un Revier. Elle s'y était toujours refusée pour deux raisons : la crainte de la contagion et le désir de ne pas me quitter. Or, brutalement, au sortir de la quarantaine, nous fûmes séparées. Ce fut certainement la première et la plus grosse déception que j'ai éprouvée au camp. Bien que nous eussions toutes deux d'autres camarades, nous nous sentîmes littéralement amputées d'une partie de nous-mêmes.
Cela aide tant à supporter la souffrance, une amie.
En juin 44, à la suite de plusieurs changements, nous nous sommes trouvées parquées dans des Blocks presque voisins. Cette proximité nous permit de nous voir assez souvent, pendant quelques instants, en dehors des heures de travail. Hella venait quelquefois me voir, vers cinq heures du matin, avant l'appel. Moi, je me traînais jusqu'à son Block, le soir, lorsque, au retour du travail, l'appel fini, j'avais encore la force de faire quelques pas.
Quand nous avions eu vent d'une bonne nouvelle, nous nous la communiquions avec enthousiasme. Quelquefois, grâce à sa connaissance de la langue polonaise, Hella réussissait à avoir quelques journaux que nous faisions circuler en cachette.
En juillet, je dus entrer au « Block de repos » pour une plaie à la jambe qui s'obstinait à suppurer. Quand je revins au Lager A, j'appris qu'Hella était entrée au Revier. Cette nouvelle me bouleversa, car je savais sa peur panique des sélections. Pour se résoudre à se faire hospitaliser, elle avait dû attendre d'être à la dernière extrémité. Atteinte d'une angine diphtérique, elle n'avait diagnostiqué qu'une simple angine. Quand elle fut forcée d'entrer à l'hôpital, il était déjà bien tard. Elle perdit la vue, le toucher, la voix. Le 8 août, j'entrai à l'hôpital moi-même atteinte d'une très forte fièvre. Là, j'appris d'une petite doctoresse amie qu'Hella allait beaucoup mieux, qu'elle avait recouvré la vue et le toucher, mais, malheureusement, pas complètement la voix. Cinq semaines plus tard, la veille de ma sortie du Revier, j'eus l'immense joie de voir arriver Hella en personne. Elle était drapée dans une couverture grise et je ne voyais d'elle que sa tête rasée et son visage qui ne me parut pas trop amaigri. Nous nous jetâmes dans les bras l'une de l'autre. Hélas, elle ne pouvait pratiquement plus parler à voix haute et tout ce qu'elle me dit, ce soir-là, ne fut qu'un long et triste murmure.
Malgré tout, se revoir nous rendit vraiment joyeuses et provoqua en nous un extraordinaire enthousiasme. Nous espérions violemment d'importants événements pour l'automne et désirions considérer notre providentielle rencontre comme un heureux augure. Le lendemain matin 5 septembre, je fus envoyée, en raison de mon extrême maigreur, dans un Block de repos. En octobre, il y eut dans le camp une rage de sélections. On brûlait les gens à tour de bras.
Hella, n'ayant pas recouvré la voix, était toujours au Revier, en convalescence. Je ne l'ai jamais revue. Les Allemands l'ont prise et brûlée".
Sans fleurs ni couronnes de Odette ELINA, préface de Léon Moussinac, aux Éditions J.F Boulet (1948) - Imprimé en 270 exemplaires dont 230 numérotés.