De Neuengamme à Lubeck
Courant avril 1945, le camp de concentration de Neuengamme situé dans le nord de l’Allemagne se prépare à voir déferler les forces alliées. Depuis le début du mois, de nombreux déplacements de déportés ont eu lieu, des kommandos extérieurs vers le camp central, puis vers le camp mouroir de Bergen Belsen qui une fois libéré (15 avril) est suppléé par le camp de prisonniers de Sandbostel. Ce stalag se transforme à son tour en cimetière à ciel ouvert. La majorité des transports se font par train, dans des conditions sanitaires indescriptibles, sans eau ni aliment et sous les attaques aériennes des alliés. La défaite s’annonce violente pour les assassins. Il ne reste alors dans le camp principal de Neuengamme qu’environ 10 000 déportés, et tout doit être mis en œuvre pour effacer les preuves des exactions, qu’il s’agisse des documents mais aussi des hommes.
L’ordre est promulgué au plus haut de la hiérarchie nazie et c’est Himmler en personne qui le relaie à l’ensemble des commandants de camp, Max Pauly en ce qui concerne Neuengamme. La proximité de la Mer Baltique permet aux SS d’échafauder un scénario unique dans l’histoire des camps nazis, imaginé d’une part par le chef des SS à Hambourg, le comte Bassewitz-Behr, d’autre part par le Gauleiter Kaufman qui en tant que commissaire du Reich aux affaires maritimes possède l’autorité nécessaire pour disposer des navires stationnant dans sa zone d’influence. Le projet est plutôt simpliste et radical : transporter les prisonniers jusqu’à Lubeck, les embarquer sur des navires qu’il s’agira d’envoyer par le fond ! Ce plan se révèlera être un véritable piège pour les alliés.
Il faut une quinzaine de transports au total, échelonnés entre le 19 et le 26 avril pour transporter plus de 8 000 déportés jusqu’à Lubeck. A leur arrivée, l’horizon semble s’obscurcir davantage. A quai, deux navires les attendent, dont le Helmenhorst à bord duquel monte Roger Joly, matricule 31422, en ce 24 avril 1945. Il décrit la scène : « Nous gravissons l’échelle de coupée et accédons au pont. Une écoutille est ouverte vers laquelle on nous pousse. Une étroite échelle de fer plonge à pic dans les flancs du navire. C’est ici que commence la phase la plus abjecte de ce temps maudit… ». Les cales du navire sont bondées. Aucune lumière, rien à boire, une soupe quotidienne, une promiscuité plus oppressante que celle des transports ferroviaires.
Dans cette baie, d’autres navires les attendent. Deux cargos, le Thielbeck et l’Athen ainsi qu’un transatlantique, le Deutschland, transformé pour les besoins de la guerre en navire-hôpital. Mais surtout le Cap Arcona, un paquebot de luxe surnommé la Reine de l’Atlantique Sud, lancé en 1927 sur des croisières transatlantiques entre Hambourg et Rio de Janeiro. Dés le 18 avril se tient une réunion des autorités SS et maritimes à bord du Thielbeck afin d’organiser l’embarquement des prisonniers sur les différents navires. Tout semble se compliquer. En effet, les SS essuient les refus de chacun des capitaines, en particulier de Bertram, à la tête du Cap Arcona, qui a parfaitement compris ce qui attend son navire. Des négociations débutent, elles échouent. Bertram implique sa hiérarchie qui proteste à ses cotés, mais face aux représailles dont les SS le menacent, le capitaine obtempère. Ce n’est qu’à partir du 26 avril que l’embarquement sur le Cap Arcona débute, l’Athen ayant pour vocation de servir de navette entre les quais et les bateaux dans lesquels attendent les déportés et les cales du paquebot ancré au large. Au quatrième jour, la scène de crime est bouclée. 4 500 déportés sont entassés à bord du Cap Arcona, 2 800 à bord du Thielbeck et prés de 2000 sur l’Athen.
Le 3 mai, alors que le Thielbeck, le Deutschland, l’Athen et le Cap Arcona sont en pleine mer, bâtant pavillon à croix gammée, le scénario machiavélique échafaudé par les SS se referme sur les déportés. Laissant croire par radio à des mouvements maritimes militaires en direction de la Norvège, les SS entraînent les services de renseignements britanniques sur une fausse piste. L’ordre est donné à la Royal Air Force d’attaquer en début d’après midi, pour empêcher à quelques jours de la chute certaine du IIIème Reich la fuite des coupables nazis et de leurs sbires. L’Athen, revenu à quai pour achever le transbordement des derniers déportés, échappe aux bombes incendiaires et aux roquettes. Pour les trois autres, la fuite est impossible. Le Thielbeck et le Deutschland sont coulés, le Cap Arcona finit par s’échouer, victime d’un embrasement général. L'une des plus grandes catastrophes maritimes vient d’avoir lieu. 7 300 déportés y ont perdu la vie. Quelques heures auparavant, la rumeur du suicide d’Hitler était parvenue aux oreilles des protagonistes. Elle ne changea en rien le cours des évènements.