Femme de déporté, l'autre souffrance
« […] après la fin de la guerre, étant allé voir un médecin, je l’entendis me demander : A quel camp étiez-vous ? Je dus lui expliquer que c’était mon mari qui avait été déporté… »
Deux jours après l’arrestation de son époux Edmond-Gabriel, commence pour Mad Desprat le chemin de l’autre souffrance. Cette souffrance, c’est l’attente,« la cruelle, l’inhumaine attente », bordée par la peur, et transpercée d’impatience. Cette attente où tout peut partir à la dérive, sans la présence d’un beau père aimant, bouleversant et digne. Attente durant laquelle l’imagination galope, perdue et interrogative. Jusqu’à ces premiers mots reçus début aout 1944, griffonnés sur un fragment d’enveloppe de trois centimètres sur cinq : « je pars pour l’Allemagne, suis en bonne santé ». Lui succèdent cinq autres billets, le temps d’apprécier à leur juste valeur les actes gratuits de cheminots toujours prompts à guider jusqu’à leur destinataire ces bouteilles à la mer.
Mad ne peut imaginer un dixième de la souffrance endurée par « Gaby » dans son quotidien du camp de Neuengamme. Pourtant, à distance, son corps s’expose au supplice. Epuisée, amaigrie, elle lutte sans perdre de vue l’étoile du berger, un phare dans les ténèbres pour leur amour et leur espoir de se retrouver un jour. Le manque exacerbe les sens, et tire des ponts entre leurs univers. Comme lorsque le jour de Noel 1944, Mad ressent une bouffée revigorante inexpliquée, alors qu’à des milliers de kilomètres de distance, un jeune alsacien appelé René Hirt sauve Gaby au même instant en avalant l’ordonnance d’exécution de ce dernier. Ou comme lorsque Gaby dans son sommeil voit en février 1945 sa chienne aimée Rama monter au ciel, un évènement dont il aura confirmation quelques jours après son retour.
Mais rien n’adoucit la brulure. Ni les cloches de Fourvière qui sonnent le 8 mai et la victoire, enfin ! Encore moins la vision d’un premier rescapé des camps, effrayante, inacceptable pour un esprit sensé. Pas davantage la publication dans la presse de la liste de déportés libérés sur laquelle figure le nom d’Edmond-Gabriel Desprat. Pour Mad, le miracle a lieu le 12 juin 1945 :
« […] … une voiture entrait dans la cour. Deux personnes s’y trouvaient, le conducteur et à coté de lui un petit homme coiffé d’un grand chapeau. Mon mari ne portait jamais de chapeau. Sa blonde chevelure très fournie, ondulée lui suffisait. Pourtant… pourtant le personnage qui descendait péniblement de l’automobile en se cramponnant à la portière… mais oui, c’était lui, c’était bien lui… ». Il revient de loin. Sur le champ, Mad engage avec Gaby le long processus du retour à la Vie. Pour lui ôter la peur de la faim, pour atténuer les séquelles qui font crier son corps, pour détourner son regard de celui des camarades qui ne reviendront plus. Les cauchemars en effet, il lui faut les partager aussi, comme un enfer qui ne veut pas les lâcher, ni lui, ni elle, lui infligeant une torture supplémentaire, la peur d’échouer maintenant.
« De temps en temps, je voyais le regard de mon mari se perdre. Je savais qu’il pensait au passé, à ses camarades qui n’étaient pas revenus. Je n’osais pas le questionner. Mais là, […] nous nous sentions affectueusement unis, sans avoir besoin de parler ». Il y a pour Gaby enfin l’envie irrépressible de retourner en Allemagne, de s’engager auprès des copains de l’Amicale du camp de Neuengamme qui tous ensemble partagent des moments qui n’appartiennent qu’à eux. Mad, elle, observe ces déportés dans leur dignité retrouvée, les admire dans leur amitié fidèle au passé et déjà remplie des messages pour demain, afin que jamais plus ne se reproduisent de telles horreurs. Elle connaît alors le retour sur la terre maudite, une terre « où pétrifiée, elle n’ose pas mettre un pied devant l’autre ». Une terre où Gaby l’a emmenée, non pas pour surenchérir sur sa douleur de femme de déporté, mais plutôt pour lui donner à gouter la liberté si chèrement acquise.
Mad Desprat dans « Femme de déporté, l’autre souffrance » nous offre un texte rare sur un destin si peu visible au cœur de la famille de la déportation. Si peu visible et pourtant bien souvent essentiel. Les conjoints de déportés, hommes ou femmes, portent en eux (en elles) une mémoire propre, intense, violente même. Une mémoire d’une telle proximité qu’elle en est comme marquée au fer rouge. Celles et ceux qui auront rempli d’amour la vie des déporté(e)s rescapé(e)s se retrouveront vraisemblablement dans ce texte. Les autres pourront imaginer la force intérieure nécessaire pour accepter de souffrir au jour le jour de la souffrance des autres.
Femme de déporté, l'autre souffrance - Mad Desprat - Avril 2003 - ISBN 2-9519915-0-9