LA MEMOIRE EN MARCHE
Libre, fidèle et indépendante. Jetée au vent de l'espérance, contre l'oubli et pour demain...

Habiter les ténèbres

«  Moi, je suis un rescapé. Un rescapé de mille dangers qui a frôlé mille fois la mort, à des secondes près, à des millimètres près. Pendant de longs mois, des milliers comme moi ont été tués et jetés au feu tout autour de moi, comme vous rajoutez une buche dans votre cheminée des soirs d’hiver. Ils ont été gazés, comme vous projetteriez un liquide corrosif sur une fourmilière pour nettoyer le jardin que vous aimez tant.

Alors, moi, je suis obsédé. Je ne suis pas fou. Eux ont des obsessions imaginaires. Ils inventent, ils construisent des romans de toutes pièces, qui ne les lâchent plus, dont ils ne peuvent plus se défaire. Moi, c’est la réalité qui m’obsède. Pourtant j’ai retrouvé mon équilibre. Seulement je n’ai pas peur. Mais plus peur du tout et de rien. A ce degré, c’est inhumain.

Je suis relativement calme. J’exerce une activité qui demande de l’attention, de l’application même. Mais je ne suis pas gai. J’ai des moments de découragement insurmontable. A ces moments-là  je me sens sans volonté, sans désir, sans force, désorienté. Une grande lassitude me tient, rien qu’une lassitude. Toute cette agitation n’a plus de sens pour moi.

Je vous ai rencontré un de ces jours - nombreux - de grande fatigue. Et je veux que vous m’écoutiez. Mais je ne vous hais pas. Je ne veux pas vous punir, ni vous faire honte. Simplement me décharger un peu sur vous. Parce que vous devez prendre connaissance de ce que les années n’ont pas pu effacer. Et aussi, parce que je trouve équitable que ce soit vous, justement vous, qui me repreniez une part de ce fardeau… »

Interpelant dans son préambule  quinze ans après les faits, un citoyen  allemand, réel ou imaginaire, nul ne le sait vraiment, Fred Sedel nous embarque sur le difficile chemin de son témoignage. Médecin, juif, arrêté le 9 juillet 1943 en France, il a suivi  un parcours concentrationnaire dont il peut paraître incroyable que l’on puisse y survivre. Pour Fred Sedel, les ténèbres s’appelaient  Auschwitz, Birkenau, Sachsenhausen, Landsberg, Kaufering. Cerné par la mort, témoin de sa propre destruction, il en est toutefois revenu, sans savoir par quel coup du sort. Cet ouvrage n’est pas un témoignage à l’intention des nouvelles générations. Il n’a pas été conçu dans ce but.  Il est davantage un partage avec l’autre, la recherche d’une épaule pour se décharger du poids des cauchemars. Suggérant que chaque lecteur puisse soulager l’auteur de ces lignes, mais également l’ensemble des victimes, d’une minuscule fraction de leur  inaltérable fardeau. Alors, lisons !

Habiter les ténèbres de Fred Sedel – Editions La Palatine, Paris - Genève (1963)

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