Nous, les bandits
« Il me semble, en risquant cet essai, poursuivre une chimère. Même aujourd’hui, dans le silence et le recueillement, je me sens impuissant à reconstituer cet état de dégradation voulue de l’homme, tellement il répugne à notre nature. Je ne distingue plus ce qui, de la bousculade perpétuelle, de nos fuites éperdues quand on poursuivait l’un de nous, de la peur, de l’angoisse, de la brutalité générale, de la promiscuité, de l’insulte renouvelée, de la souffrance physique, de la compagnie incessante de la mort, pouvait le plus l’emporter pour rendre ces blocks absolument barbares. Je dirai simplement ce qui m’a le plus frappé, en isolant d’un complexe indéfinissable les éléments que j’ai pu analyser. Mais ceux qui ont vécu dans ces milieux étranges ne m’en voudront pas de n’avoir que médiocrement réussi dans cet effort, car certes je n’ai ni tout vu, ni tout compris, ni tout retenu… »
Pierre Tisseau est né le 21 octobre 1897. Il fait ses études de médecine à Strasbourg où il soutient sa thèse en 1925. Déjà engagé dans le premier conflit mondial, il choisit de rentrer en résistance sitôt démobilisé après la débâcle de 1940. Il rejoint alors le réseau de renseignement Centurie. Il tombe dans les griffes de la Gestapo le 25 octobre 1943 puis connaitra trois camps de concentration : Buchenwald, Natzweiler-Struthof, et enfin Dachau.
Le texte que nous propose Pierre Tisseau prend une toute autre dimension que le récit d’un homme plongé dans la tourmente brune du XXème siècle. Au-delà du travail sur lui-même qu’il démarra d’ailleurs dès son arrivée dans les camps, c’est à la question obsédante « Où trouver la force de survivre » qu’il s’attache de répondre dans ses écrits.
Au fil des pages, nous y découvrons une parole humaniste sublimée par une injonction à la résistance qu’il nous adresse aussi pour l’avenir, résistance déterminée à tout ce qui s’attaquerait à l’homme, une résistance à laquelle la cohorte de nos proches, amis, voisins, connus, inconnus, enfants, parents, encore vivants ou disparus, participerait en nous, avec nous. Ce fut d’ailleurs par cette évocation intime que sans cesse, le Dr Tisseau poussa ses camarades à trouver en eux-mêmes la plus improbable des survies. C’est également par l’imagination, celle d’évasions réussies, le travail de l’esprit, et le culte de sa foi protestante qu’il trouva son propre chemin vers la liberté.
« Plutôt que de m’associer à la conspiration de l’oubli, j’ai pris la plume. Je me suis mis à ma table de travail parce que, infiniment plus que l’étude d’un sadisme qu’il m’aurait été toutefois impossible de ne pas souligner, les victimes, pensais-je, devaient retenir notre attention. Il ne peut suffire à leur mémoire que nous les sachions mortes de faim, de froid, abandonnées, pendues, assassinées de quelques manières que ce soit. Ce serait montrer une indifférence injurieuse à leur endroit, ce serait les trahir. Bien plus nous refuserions alors de songer un instant à notre propre destinée. Nous ne devons pas nous satisfaire d’une telle quiétude passive et égoïste, nous contenter de jeter mollement un coup de goupillon sur les plaques de marbre qui rappellent tant de sacrifices consentis, aux quatre coins de la France, puis passer outre, aller à nos affaires. Sachons écouter ces victimes, penchons-nous vers elles. N’auraient-elles décidément rien à nous apprendre ?
Elles ont beaucoup, elles ont longuement souffert, très souvent avant de mourir humblement. Un ascétisme forcé les a conduit à discriminer dans la vie, ce qui reste essentiel. Au cours de cette tragédie, elles sont restées humaines, aussi bien dans les soubresauts de leurs chairs que dans leur révolte spirituelle. Il y eut des personnages cornéliens, mais ils ne constituèrent pas la généralité. La plupart sont proches de nous, car leur héroïsme, héroïsme qui fut aussi, en d’autres lieux et circonstances, celui de tant de femmes de France, se traduisit communément par une lutte constante et sans éclat contre l’adversité, contre la méchanceté sans frein de certains hommes. Comment les déportés ont-ils pu endurer tant de défis lancés à leur être moral et physique ? Au long de ces pages affreusement tristes parfois, toujours mélancoliques, mais qui veulent être impartiales et dépouillées de haine, c’est cet aspect essentiel du drame que je me suis efforcé d’entrevoir…»
Nous, les bandits – Dr Pierre Tisseau – Imprimerie Victor-Hugo, Poitiers, 1948.