Récits d'un revenant
« Et dites-moi si tous ces hommes, dépourvus de tout espoir et souvent même de toute croyance, n’ayant pour seul viatique que l’amour de la patrie lointaine et déjà oublieuse et le sentiment confus de la grandeur de leur sacrifice, dites-moi si ceux-là n’étaient pas mieux que de simples martyrs, mais bien d’incontestables héros ? »
Maurice Delfieu est né à Ales (30) le 21 mai 1884. Il est arrêté le 13 janvier 1944 à Paris par la Gestapo, alors qu’il exerce en tant que receveur principal des PTT dans le 16ème arrondissement. C’est grâce à cet emploi qu’il fournit à des réseaux de résistance des informations militaires de la première importance. Simultanément il procure des cachettes à de nombreux résistants et parachutistes traqués sur le territoire français. Comme il le conçoit lui-même, « il y avait mille raisons pour l’arrêter et lui faire faire la traditionnelle promenade au Mont Valérien », c’est-à-dire le fusiller. Mais faute de preuves, il se voit enfermé à Fresnes, puis à Compiègne, pour rejoindre le camp de concentration de Mauthausen (Autriche), dans lequel il reçoit le matricule 62253.
De multiples sentiments accompagnent le lecteur dans la découverte de ce témoignage post-concentrationnaire immédiat (publié en septembre 1946). La dédicace initiale elle-même interroge sur les propres sentiments de l’auteur vis-à-vis de ses contemporains, qu’il juge sans concession : « Je dédie ce livre (…) à ceux de mes compatriotes qui ne savent pas, qui ne veulent pas savoir, ou qui, n’ayant pas encore compris, ne comprendrons sans doute jamais » !!!! Le livre bien entendu offre le témoignage d’un parcours violent psychologiquement et physiquement. Un parcours que Maurice Delfieu ne veut pas rendre unique mais bien au contraire multiple en décrivant les mêmes souffrances, les mêmes peurs, les mêmes désespoirs pour ses camarades de camp. Et il prête d’ailleurs la plus grande attention à rapporter le souvenir de ceux qu’il n’a pu ramener avec lui, en nourrissant son récit de tous leurs noms.
Un chapitre particulier singularise l’ouvrage par la rareté de l’expérience rapportée, celle de la mort, puis de la résurrection, vécue et décrite par Maurice Delfieu alors qu’il subissait une agression assassine par un kapo à la réputation de tueur. Il se regardait ainsi, « rampant dans la neige tel un crustacé aux pattes brisées », détaché de son corps, observant la scène de son propre assassinat sans la moindre peur : « Mais au fait la Mort, ce n’était donc que cela ?... ». Puis ce ne fut qu’apaisement, calme, et enfin, enfin ! la cessation de toutes les douleurs… Le terrible kapo n’eut finalement pas la peau de Maurice Delfieu. L’heure du « Vieux » comme il aimait se nommer n’avait pas sonné, ni pour lui ni pour ses camarades qui tant que la vie empêchait leurs consciences de s’abandonner aux bourreaux, entretenaient la résistance de l’esprit face aux ténèbres de la furie nazie.
Seule la conclusion de l’ouvrage prête à la controverse, encore davantage à la lumière de l’Europe d’aujourd’hui et surtout de l’entente franco-allemande, érigée en garantie de la paix sur notre vieux continent. Invoquant sa qualité de témoin, Maurice Delfieu établit en quelques pages ultimes le portrait-robot de « l’Allemand », voire même du Peuple allemand dans sa globalité. Trop proche du temps de la persécution, l’inventaire qu’il nous fait non seulement tombe dans la caricature (exemples : "Les neuf dixièmes des Allemands que j'ai rencontrés en captivité étaient homosexuels" ou "Le mensonge étant l'instrument de l'hypocrisie, il est normal que les Allemands y soient passés maîtres"), mais surtout ferme la porte à l’hypothèse, pourtant devenue réalité aujourd’hui, de la capacité de l’Allemagne à faire face à son passé, et de produire les pare feu nécessaires pour éviter le retour de l’ignominie. Aujourd’hui, nous savons. Nous savons surtout que l’Histoire ne prend pas le même chemin que la mémoire. Et que pour l’avenir du monde, il reste de règle de ne jamais condamner un peuple dans sa globalité. Il n’est cependant pas question de condamner Maurice Delfieu en tant que témoin. Il n’est critiquable que dans son exercice d’ethnologie concentrationnaire exposé au lecteur en guise de conclusion. Celui-ci d’ailleurs saura ne pas s’arrêter à ces phrases maladroites et blessantes. Il saura d’autant plus s’en écarter, que l’auteur lui-même pressent que même victime, il n’en reste pas moins un homme, et que par conséquent, il doit pouvoir bénéficier, comme il le demande, de notre "indulgence" respectueuse :
« J’ai fait défiler avec le plus d’exactitude possible, sans l’embellir, sans l’assombrir, sans le romancer, le cortège des loqueteux, des crève-la-faim, des suppliciés et des moribonds. Ils se sont reconnus dans cette troupe sinistre. Et je n’ai pas hésité à mettre au milieu, que dis-je, en tête de cortège, l’un des plus pitoyables d’entre eux, ce Moi importun, dont les élans, les erreurs et les défaillances, s’ils autorisent parfois un jugement sévère, méritent peut-être aussi un peu d’indulgence… »
Cet ouvrage est illustré par un grand nombre de dessins réalisés par P. Rotgé (1895-1969), peintre et graveur français.
Récits d’un revenant – Maurice Delfieu – Publication de « L’indicateur universel des PTT », 1946.