Ils ressusciteront d'entre les morts
« C’était un monde étrange, ce camp de Ravensbrück, où le pittoresque se mêlait à l’horreur. Trente mille femmes de toutes nationalités, de races mélangées, jetées au même bagne : les unes pour des malversations, des crimes de droit commun, d’autres victimes de racisme, de sectarismes de toutes sortes. Emergeait de la tourbe d’esclaves et de féroces profiteuses vendues aux maîtres, une aristocratie morale, que désignaient les triangles rouges cousus sur le bras. Arrêtées pour faits de résistance, on appelait « politiques » les porteuses de cet insigne. Elles se serraient les coudes, cherchaient dans l’amitié un réconfort à la souffrance qu’exaspérait encore une douteuse, souvent cruelle promiscuité. Quelques images, qui me hantent encore, donneront une idée bien imparfaite du cadre où nous avons vécu des heures d’inoubliable déréliction ».
Yvonne Pagniez est née le 10 aout 1896 à Cauroir (59). A l’origine d’un réseau de renseignements, elle est arrêtée le 4 juin 1944, après près de quatre années d’actions résistantes. Elle est alors déportée dans le camp de Ravensbrück dans lequel elle reçoit le matricule 57623. Elle tente avec succès de s’évader d’un transport, pour rejoindre et survivre dans Berlin pendant un mois. Elle sera finalement reprise, emprisonnée puis libérée par les troupes américaines. Elle exercera après la guerre un métier de journaliste-écrivain. Son ouvrage « Evasion 44 » édité en 1949 sera récompensé par le Grand Prix du roman de l’Académie Française.
Témoignage écrit sans le moindre chapitrage, comme au fil tendu de sa mémoire vive, ce texte présente également une belle qualité de plume. En voici un échantillon : « … des poitrines de sorcières brinquebalantes d’outres vides, des gibbosités, l’écroulement sur les hanches des muscles distendus, lâches comme du vieil élastique, des bourgeonnements, des raideurs, du foisonnement de poil, des boursouflures de peau. C’est une cour des miracles qui s’entasse entre les cabanes de planches vertes, dans l’enclos jonché de l’éternelle cendre que le piétinement fait voler… »
Nous retiendrons enfin la volonté de l’auteur de s’effacer face au destin de celles et ceux qui ne sont pas revenus, dont les souffrances et le martyre ont trouvé dans sa propre parole et ses propres écrits les plus beaux étendards contre l’oubli et la révision de l’histoire. Voici le texte intégral clôturant cet ouvrage :
« Ils ressusciteront d’entre les morts !... C’est vraiment du plus noir de la tombe qu’ont ressurgi, par la grâce de Dieu, les survivants d’un drame atroce. Grâce d’élection ?... Un père dominicain disait au sortir de Dachau : C’est une grâce d’en être sorti. Mais c’est une plus grande grâce d’y être entré. Une grâce qui pèse très lourd. De tout le poids des morts que nous avons laissés dans la maison des ténèbres. Ils ont souffert plus que nous, certains parce qu’ils ont donné jusqu’à la dernière parcelle de cette subsistance à laquelle nous nous accrochions avec l’énergie du désespoir.
La lumière qu’ils ont fait briller dans l’obscur de notre bagne, nous en sommes comptables. Non pour nous en parer, comme la tentation parfois nous effleure. La plus grande grâce, c’est eux peut être qui l’ont reçue dans la gloire de leur sacrifice. Et pourtant la vie est si belle ! Quand on a cru la perdre, c’est avec avidité qu’on y mord. Ecoutons cependant tous ces frères qui nous furent si proches, qui continuent de parler en nous, qui nous donnent mauvaise conscience parce qu’ils exigent la poursuite ardente de l’idéal qu’ils nous ont confié.
Ils ressusciteront d’entre les morts ! Nous avons entendu ce cri au fond de nos tombeaux. Nous en savons la grisante saveur, toute l’exaltation de l’espérance qui voit poindre l’aube. N’oublions pas que cette joie est grave. Ils ressusciteront d’entre les morts !… de beaucoup de morts. Ce sont eux qui font si fervente et débordante d’allégresse, notre « Résurrection ».
Ils ressusciteront d’entre les morts – Yvonne Pagniez – Editions Flammarion (1949) – réédité en 1979 aux Editions Ouest-France.