Pour la France
« Ces quelques souvenirs n’ont qu’un mérite : c’est d’avoir été vécus. Ils sont contés sans haine, en toute impartialité ; je parle même des exceptions, quand il y en avait, à la règle générale. Je les écris en souvenir de mon père, qui m’apprit toute petite l’amour de la Patrie ; en souvenir de mes chefs morts, de mon pauvre mari que je n’ai jamais revu, de ceux de mon groupe qui moururent dans les camps d’extermination… »
Suzanne Wilborts est née le 10 janvier 1890 à Paris. Infirmière sur l’île de Bréhat, elle participe à la résistance en organisant l’évacuation d’aviateurs alliés par le réseau Georges France 31. C’est le 22 mai 1942 qu’avec son époux et sa fille, elle est arrêtée. Son parcours l’amènera à la prison de la Santé, puis à Fresnes pour finalement être déportée « NN » le 26 juillet 1943. Elle recevra le matricule 21705 dans le camp de concentration de Ravensbrück où elle arrive le 1er aout 1943, puis rejoindra le 2 février 1945 celui de Mauthausen. Elle y retrouvera la liberté grâce à la Croix Rouge le 22 avril 1945.
Le récit « Pour la France » nous rappelle en 3 mots à la fois la force de l’engagement de Suzanne Wilborts au sein de la résistance, et l’impériosité du même récit à rapporter au lecteur un témoignage authentique sur les évènements vécus dans les camps. Sa force tient surtout à la volonté de l’auteur de nous faire ressentir, du temps de la résistance à celui de la déportation, la force de la solidarité physique certes, mais également celle de la solidarité morale, dans un destin des idées accablé mais jamais renié.
Découvrez ici l’histoire de « Maman Borcier »
« C’était une simple femme de France, tout unie et sans détours. Elle arriva au camp (Ravensbrück) un an avant la fin. On la remarqua de suite à cause de sa fille, une blonde lumineuse, dont le beau corps étonnait au milieu des squelettes environnants. Sa mère en était fière et sa figure s’illuminait quand on lui disait qu’elle était belle. Pourtant elle ne parlait pas beaucoup : elle venait de Savoie et avait été arrêtée pour avoir ravitaillé les maquis pendant longtemps. Les Allemands avaient démoli ses fermes, fait sauter sa boutique, puis avaient fusillé sur place son mari, son beau frère, son neveu, son jeune domestique. Elle croyait que son fils de 20 ans avait pu se sauver dans le maquis. La mère et la fille avaient échoué à Ravensbrück.
On la désigna pour le nettoyage de la baraque et sa figure devint familière à toutes. Plus tard elle aida aussi à la distribution de la nourriture. Sa fille travaillait dehors mais revenait chaque soir. Elles n’étaient pas trop malheureuses. Un jour la petite fut prise de fièvre, petit à petit la température augmenta et elle dut aller à l’hôpital. On reconnut la fièvre typhoïde. Pendant six semaines la pauvre mère se désola. (…) Enfin un jour, on apprit qu’elle était morte. On ne pouvait pas le croire, c’était une si belle fille ! Comment annoncer cela à sa mère qui avait déjà maigri de moitié depuis le commencement de cette maladie. Une mère dont la fille était là aussi se dévoua, le cœur gonflé de la peine qu’elle allait causer. Maman Borcier était sur son lit, malade d’inquiétude. Le coup fut terrible, elle criait comme une bête blessée, mais le cœur de l’autre mère trouva la seule chose qui pouvait la consoler : elle lui parla de la France, on ne devait pas pleurer ceux qui mouraient pour elle. La mère douloureuse ne pleurait plus : elle voulait revoir le corps de sa fille morte (…). Les Allemands faisaient déjà son autopsie. On le cacha à la mère, on obtint tout de même une mèche de ses beaux cheveux blonds, de la soie dorée.
(…) Quelques temps après, par de nouvelles prisonnières arrivées de Savoie, on apprit que le fils de Maman Borcier, repris dans le maquis, avait aussi été fusillé. C’était vraiment trop affreux ! Une conspiration de silence se fit aussitôt, personne n’osa le lui dire. Au début de mars, elle partit avec les autres prisonnières NN pour Mauthausen. Elle supporta le voyage et les durs travaux, mais enfermée dans la grange finale, on la vit changer à vue d’œil. Elle n’avait même plus la force de raconter les beaux projets qu’elle faisait dans les derniers temps de Ravensbrück. (…) Nous frémissions en pensant à son fils mort. Maintenant elle mourait de faim, changeant chaque jour.
Au moment de la distribution de la soupe de rutabagas, un jour à midi, quarante huit heures avant la libération, pendant qu’elle essayait d’avaler cet horrible jus, elle pencha la tête et s’éteignit. Sa voisine appela l’infirmière : Marijo ! vite Maman Borcier se meurt ! Elle était déjà morte ! On la déshabilla, on la roula dans sa couverture et le triste cortège traversa toute la salle. L’autre mère la suivait en pleurant. Les autres demandaient : Qui est-ce ? – Maman Borcier ! On la déposa devant la porte et beaucoup allèrent l’embrasser, d’autres s’asseyaient à son coté un moment en priant. On trouva près d’elle la mèche blonde de sa fille Simone. Ses amies la ramassèrent, lui coupèrent ses cheveux, et on les attacha ensemble.
Quelques jours après à Annecy, ses camarades eurent la stupéfaction de retrouver son fils vivant, et ses deux jeunes filles. Ils cherchaient leur mère et leur sœur. On dut leur annoncer la triste nouvelle. On leur remit les cheveux des deux mortes ; tout le monde pleurait. Voici la simple histoire d’une femme de France qui donna tout pour sa Patrie ».
Pour la France – Suzanne WILBORTS - Charles-Lavauzelle et Cie Editeurs– N° 2876 (1946)